Le Codex Hierosolymitanus (encore appelé "Codex de Jérusalem" ou "Manuscrit de Bryennios") est un manuscrit en grec du xie siècle écrit par un scribe nommé Leo vers l'an 1056. Il a été découvert par Philotheos Bryennios en 1873 dans la bibliothèque du Patriarche de Jérusalem au monastère du Saint-Sépulcre.
Le Codex contient la Didaché, l'Épître de Barnabé, les deux Épitres de Clément, des lettres d'Ignace d'Antioche, et une liste de livres de la Bible déterminée par Jean Chrysostome.
1 - LE CODEX DE LA DIDACHE
La Didachè fut écrite vers la fin du 1er siècle ou au début du 2e siècle. Le mot grec « Διδαχή » (à prononcer « didakè ») signifie « enseignement » ou « doctrine » en grec koinè.
Le manuscrit retrouvé est intitulé : « Doctrine du Seigneur transmise aux nations par les douze apôtres ». Paradoxalement, les douze apôtres ne sont jamais mentionnés dans le texte lui-même.
Les Pères de l'Église (Irénée de Lyon, Clément d'Alexandrie, Origène) y font référence, ainsi qu'Eusèbe de Césarée.
Après avoir disparu pendant des siècles, le texte a été retrouvé vers 1873 (ou 1875) par le métropolite Philothée Bryennios de Nicomédie, dans un manuscrit grec conservé depuis dans la Bibliothèque du Patriarcat grec de Jérusalem contenant par ailleurs le texte complet de l'Épître de Barnabé et deux épîtres de Clément d'Alexandrie. Le manuscrit a été copié à Jérusalem en 1056, par « Léon, scribe et pécheur ».
La datation du Didachè est débattue : le document compte différentes couches rédactionnelles dont les parties les plus anciennes remonteraient au tournant entre le ie et du iie siècle, les parties plus récentes et la rédaction finale pouvant être bien plus tardives. La formulation des paroles du Christ qu'elle rapporte semble être plus ancienne encore que celle des textes canoniques. Les prescriptions disciplinaires témoignent d'une époque où vivaient les apôtres et où existaient des prophètes itinérants.
« Malgré cette antiquité vénérable, la Didachè n'a quasiment jamais été confondue avec les Écritures du Nouveau Testament » ; Athanase d'Alexandrie en conseillait la lecture en tant que texte non canonique. L'Église catholique, reconnaissant son orthodoxie, l'a reçue parmi les écrits des Pères apostoliques.
Bien que rédigée en grec, la prégnance du style hébraïque indiquerait que son auteur soit un juif converti.
Thomas O'Loughlin propose qu'elle soit une sorte de manuel pour les nouveaux convertis, une introduction à la communauté chrétienne, à apprendre partiellement par cœur.
théologie évangélique vol. 3, n° 3, 2004
p. 253-270
Henri Blocher
Utiles ou nocifs ? Les « Apocryphes » et la Théologie évangélique 1
Saint Jean le Voyant en avertit solennellement son lecteur : Dieu ajoutera les fléaux apocalyptiques à qui ajoutera au Livre et retranchera sa part de l'Arbre de vie à qui retranchera de ses paroles (Ap 22.18s.). Il applique ainsi le « Principe de Ptah hotep », comme on l'appelle 2, il brandit la malédiction pour dissuader de trafiquer les textes. Dans plus d'un livre religieux du monde antique, les auteurs ou éditeurs protégeaient par ce moyen non pas tant la propriété intellectuelle (comme le font nos « opyrights ») que la substance sacrée. Saint Jean, bien entendu, se référait au livre de l'Apocalypse, mais, comme l'ordre canonique a bien dû bénéficier de quelque disposition providentielle (on n'évitera guère cette pensée si l'on croit à la Providence), la place de l'avertissement le revêt d'une signification plus large : il fait figure de sceau à la fin de la Bible. Il est permis d'étendre à toute l'Écriture Sainte sa référence, ce qu'on a fait très tôt dans l'Église 3. Une question, dès lors, monte des rangs, une de ces questions naïves qui vont loin : les Bibles catholiques ajoutent-elles à l'Écriture, à l'Ancien Testament ?
1.
Adapté de la leçon inaugurale de la chaire Knoedler de théologie systématique, Wheaton College Graduate School of
Biblical & Theological Studies, l'original anglais ayant paru dans le Journal Européen de Théologie, 13/2, 2004/2, p. 81-90.
2.
Parce qu'on le trouve déjà à la fin d'un document égyptien d'environ 2 200 avant J.-C., L'Instruction du sage Ptah
hotep.
3.
En 192 (apr. J.-C.), par un théologien orthodoxe anonyme qui a écrit un traité anti-montaniste et dit, dans sa préface
adressée à l'évêque phrygien Abercius Marcellinus, qu'il a hésité à entreprendre ce travail de peur « qu'il puisse
sembler à certains qu'il ajoutait aux écrits ou aux prescriptions de la nouvelle alliance de l'Évangile, auxquels nul ne
peut ajouter et desquels nul ne peut retrancher qui a choisi de vivre selon l'évangile lui-même » (l'allusion à Ap 22.18s.
est évidente, bien que le verbe « ajouter » prostèneïa, ne soit pas le même : le texte a été préservé par EUSÈBE, Histoire
ecclésiastique, V.16.3. Sa mention par F. F. Bruce, The Canon of Scripture, Downers Grove (Ill.), IVP, 1988, p. 22, m'y
a conduit.
NOUVEAU TESTAMENT
Ou les Bibles protestantes retranchent-elles du texte sacré ? Les Bibles catholiques sont plus épaisses que les Bibles protestantes ! Elles comprennent un supplément. Outre les développements greffés, en quelque sorte, sur certains livres communs, Daniel, Esther, Jérémie, on peut résumer : elles ont en plus deux livres sapientiaux de forte envergure (l'Ecclésiastique ou « Siracide », la Sagesse [de Salomon]) ; deux livres historiques (1 et 2 Maccabées) ; deux « histoires » dont se tire une morale édifiante ou, du moins, un message réconfortant pour les Juifs (Tobi, Judith).
Le statut de ces ouvrages a été une pomme de discorde au long des siècles.
Saint Jérôme, le bibliste le plus érudit de son temps, muni de sa compétence
exceptionnelle en hébreu, a souligné leur statut non-canonique, il les a qualifiés
d'apocryphes 4. Il a lancé pour mot d'ordre : « Revenir à l'hebraica veritas !» Au
moment de la Réformation, sa position est redevenue d'actualité 5. Le premier à
écrire sur le sujet fut un théologien distingué – il avait présidé la cérémonie de
collation du grade de docteur en théologie à Martin Luther (1512) et il s'était
plus tard rallié au réformateur, Andreas Bodenstein (de et dit) Karlstadt : en
1520, il a repris l'appellation d'Apocryphes pour les livres en cause et a refusé de
les inclure dans le Canon. Ses vues ont constitué la position protestante et anglicane.
Mais quelques décennies plus tôt, le Concile dit d'Union à Florence (1441),
qui avait rassemblé avec les Latins les délégués des Églises orientales (la tentative
de réunion échoua finalement), avait affirmé la canonicité des dits ouvrages. Le
Concile de Trente vota le décret définitif (8 avril 1546). Vingt ans après, Sixte de
Sienne, érudit et converti du judaïsme, a forgé le mot « deutérocanonique »
(Bibliotheca sacra, Venise, 1566), qu'emploient aujourd'hui couramment les
catholiques.
La situation est restée comme gelée pendant 400 ans. Mais les dialogues
oecuméniques, et d'autres facteurs, l'ont fortement modifiée au cours des trois
ou quatre dernières décennies. Nouvelles attitudes, nouvelles politiques : J'ai
observé dans le mouvement des Sociétés Bibliques que les protestants,
aujourd'hui, parlent souvent des « deutérocanoniques ». Ce peut être pure
courtoisie, mais ils donnent l'impression, parfois, de n'être qu'à demi conscients de la démarche qu'ils effectuent. Le sujet n'a guère été débattu, du moins sous
l'angle théologique – bien que les études septuagintales (de la LXX) soient très
en vogue et qu'on se soit beaucoup excité, dernièrement, sur un fragment de
manuscrit de la mer Morte qui prouverait, d'après ses éditeurs, la grande ancienneté
de la division tripartite du canon hébreu (4 QMMT). Les enjeux ne sont
pas négligeables pour des chrétiens soucieux de respecter l'autorité entière et
exclusive de l'Écriture Sainte. Le moment est opportun pour que nous réexaminions
la question controversée des livres apocryphes/deutérocanoniques de
l'Ancien Testament.
4.
Le terme signifie « caché » mais une note péjorative s'y attachait, comme le montre son emploi par Irénée en Adv.
Haeres.I.20,13.1, et par Tertullien dans le De Pudicitia 10.6.
5.
Parmi les précurseurs, on relève Hugues de Saint-Victor au XIIe siècle (F. F. BRUCE, op. cit., p. 99) et John Wycliffe
en 1382 (J. C. TURRO, « Bible, III. History of the Old Testament Canon », New Catholic Encyclopedia, New York,
McGraw-Hill, 1967, vol. II, p. 391a).
1. S'assurer des faits historiques Il faut d'abord déblayer le terrain d'un échafaudage érigé à des fins apologétiques et qui a toujours manqué de fondation dans les faits : la théorie selon laquelle un canon différent, « alexandrin », était reçu parmi les Juifs résidant en Égypte, Alexandrie surtout, et de langue grecque. Ceux-ci, prétend-on selon l'hypothèse, s'étaient décidés pour d'autres limites canoniques que leurs frères palestiniens, de langue hébraïque ou araméenne : le canon des Alexandrins comprenaient la Sagesse et l'Ecclésiastique (Sir), Tobit et Judith, etc., qui n'ont pas été retenus dans la Bible hébraïque. Aucun savant de quelque renom, en particulier depuis que A. C. Sundberg l'a réfutée, ne soutient plus la conjecture du canon alexandrin 6 – bien que certains, à l'occasion, se laissent aller à reprendre la formule.7 Il n'y a pas la moindre trace de désaccord, sur la canonicité, entre les décisions du judaïsme officiel et les Juifs d'Alexandrie, ces derniers participant régulièrement aux fêtes à Jérusalem et maintenant des échanges nourris et constants avec leurs compatriotes de Judée. Philon, leur éminent philosophe, qui cite plus de mille fois le Pentateuque, ne cite jamais les Apocryphes. Flavius Josèphe, dont l'information était de première qualité, affirme le canon hébraïque – et non pas comme une innovation – et ne dit rien d'un choix plus large de la part de certains.
6.
Mogens MÜLLER, The First Bible of the Church. A Plea for the Septuagint, Copenhagen International Seminar 1/
JSOT Supplement series 206, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1996, p. 39s. ; Martin HENGEL, The Septuagint as
Christian Scripture. Its Prehistory and the Problem of its Canon, trad. Mark E. Biddle, Edinbourg & New York, T.&T.
Clark, 2002, p. 20 (la supposition « s'est démontrée un mauvais tournant »), bien qu'il emploie l'expression sans
admettre la théorie périmée, p. 79 : « Le "canon alexandrin" – si quelqu'un veut ainsi parler – se concentre sur le
Pentateuque. »
7.
Robert Hanhart, dont la thèse principale n'est pas du tout favorable à la théorie, peut écrire dans son chapitre
introductif au livre de HENGEL, op. cit., p. 3 : « On considérait le canon palestinien dans la forme préservée par la tradition
massorétique comme le canon authentique, les autres écrits transmis dans le canon alexandrin – aussi bien ceux
qui avaient été traduits de l'hébreu ou de l'araméen que ceux originellement rédigés en grec – comme "apocryphes" »
(j'ajoute les italiques). Plus vaguement, beaucoup parlent encore de « la Bible grecque ».
Sur quelle base, ou sous quel prétexte, a-t-on émis l'idée ? On avance un seul fait : dans les plus anciens manuscrits complets de la vieille version grecque appelée « la Septante » (LXX), les livres disputés se trouvent ensemble avec ceux de la Bible hébraïque (traduits). C'est pourquoi des auteurs qui n'osent plus parler de « canon alexandrin » se réfèrent à un « canon de la LXX », à un « plus septuagintal ». Mais il faut dire le fait entier et mettre un soin rigoureux à en tirer les conséquences. Il faut d'abord rappeler que les trois manuscrits, le Sinaïticus () et le Vaticanus (B) du IVe siècle (apr. J.-C.), et l'Alexandrinus (A) un peu moins prestigieux, d'un siècle plus tard, sont des documents chrétiens ; ce sont des codex (ou codices), forme que seuls les chrétiens utilisaient alors que les Juifs tenaient à celle, traditionnelle, des rouleaux8. Ensuite, il n'y as pas deux de ces codex qui contiennent exactement les mêmes livres – comme on l'attendrait si un canon différent avait été défini : n'inclut pas Baruch (appendice apocryphe à Jérémie) mais ajoute 4 Maccabées (que nul ne reçoit comme canonique) ; B n'inclut aucun des livres des Maccabées, mais ajoute un 3 Esdras ; A, un siècle plus tard, ajoute 3 Esdras, 3 et 4 Maccabées9. Et une troisième considération boucle le dossier : quand des livres se trouvent dans les grands codex, le fait démontre que leur usage était largement répandu et qu'on leur portait un certain respect ou un respect certain, mais non pas nécessairement qu'on leur accordait le même statut qu'aux Écritures canoniques. E. Earle Ellis énonce fort sagement : « Il n'y a pas deux codex de la LXX qui contiennent les mêmes apocryphes, et l'Église patristique n'a jamais eu à débattre d'une "Bible LXX" à contenu fixé. Au vu de ces données, il apparaît que les codex de la LXX ont été réalisés pour servir de livres liturgiques plutôt que pour refléter un canon scripturaire normatif » 10.
Les avocats d'une reconnaissance canonique des livres disputés, cependant, ont été capables d'élaborer un argument moins précaire que l'intenable hypothèse alexandrine. On pourrait le dire « ecclésiocentrique » : il se fonde sur des données historiques de l'histoire de l'Église. L'Église primitive et l'Église ancienne, avance- t-on, tenaient ces livres en haute estime et en ont fait un grand usage religieux ; elles les révéraient comme Écritures. Saint Augustin s'est beaucoup inspiré de la Sagesse de Salomon, et, sous son influence, le Concile de Carthage (397) a voté en faveur de la liste canonique « large ». L'Église grecque, plus tard, l'a acceptée (Second Concile in Trullo, 692 ; Concile de Jérusalem, 1672). Ce choix – d'abord collectif et de facto, puis formellement validé par les autorités compétentes dans l'Église – mérite qu'on le maintienne pour au moins deux raisons : l'absence de tout autre canon fixé quand le christianisme a commencé ; l'autorité qui appartient à l'Église en pareille affaire. Au temps des apôtres, allèguent ces avocats, les Juifs ne s'étaient pas encore mis d'accord sur les limites exactes du recueil sacré : le processus avait démarré, mais les discussions ont continué jusqu'au deuxième siècle. Les pharisiens divergeaient des sadducéens et des esséniens sur l'étendue du canon ; après la chute de Jérusalem et au sein du « Concile » de Jamnia (Yavné), ils l'ont emporté – mais il n'y a pas de raison que les chrétiens se sentent liés par leurs préférences. De toute façon (second argument), la canonicité ressortit au pouvoir ecclésiastique. Une Église définit sa propre identité en désignant et en mettant à part ses écrits sacrés : aucun critère supérieur ne peut restreindre cette prérogative. Des voix s'élèvent aujourd'hui, en notre époque « pluraliste », pour nier qu'aucun choix « doive être estimé supérieur ou moins valide qu'un autre » 11; l'Église éthiopienne est libre de se définir elle-même par l'inclusion dans son canon d'un ouvrage historique du Xe siècle après J.-C. (l'ouvrage qu'on appelle le Pseudo-Josèphe) ! Des auteurs plus conservateurs soulignent l'autorité de la Grande Église, l'Église universelle/catholique, et sa continuité majestueuse à travers les millénaires : à cette Église, le vrai Israël, le Peuple de Dieu sous la conduite de ses pasteurs, appartient l'autorité voulue pour définir le canon. Apocryphes, en particulier pour l'instruction morale. À l'occasion – mais les cas attestés sont rares avant l'époque d'Augustin – la formule d'introduction, quand on les citait, était la même que pour l'Écriture Sainte12. Roger T. Beckwith observe : « Les Apocryphes ont été connus dès le début, mais plus haut on remonte dans le temps, plus rarement les trouve-t-on traités comme inspirés » 13. À l'unique exception de Clément d'Alexandrie (qui a recouru à Tobit, à la Sagesse, et à l'Ecclésiastique), les Pères ont remarquablement usé de réserve dans leur emploi14. Le silence peut être éloquent : « Dans la littérature chrétienne grecque des quatre premiers siècles aucun livre deutérocanoniques (sic) n'a fait l'objet d'un commentaire ou d'une homélie »15. Le plus ancien commentaire grec sur le livre de la Sagesse ne date que du XIVe siècle16 ! Avant le Concile de Carthage (concile régional seulement, pour l'Afrique du Nord), le Concile de Laodicée (environ 360) avait exclu les Apocryphes et même interdit leur lecture en Église17. Toutes les listes canoniques antérieures à Carthage laissent de côté les Apocryphes : ainsi celle de Méliton de Sardes, le « luminaire » de l'Église d'Asie mineure, vers 160-170, qui peut avoir été le premier à en dresser une, sauf si la liste du document Hierosolymitanus 54 (que C. C. Torrey voulait dater de 100 apr. J.-C. environ) l'a précédé18. Athanase, dans sa fameuse 39e Lettre festale (367), déclaration de poids, appelle les Apocryphes livres « extérieurs » (exôthen), « non-canonisés » (ou kanonizomena).
De grandes figures, et généralement les plus compétentes en matière historique et littéraire, ont résisté à la canonisation des Apocryphes. Après Méliton, Jules l'Africain, directeur de la Bibliothèque Impériale, a écrit à Origène pour dénoncer la contrefaçon littéraire dans l'histoire de Suzanne19. Épiphane a pris position du même côté, et, bien sûr, Jérôme : de quel poids pèse, sur une telle question, l'opinion de milliers d'illettrés superstitieux contre celle d'un seul
8.
HENGEL, op. cit., p. 41 ; p. 59, il souligne que dans tous les manuscrits grecs des Psaumes que nous possédons, à
partir du Ve siècle, le Magnificat, le Benedictus et le Nunc dimittis sont inclus. Roger T. BECKWITH, « The Canon of the
Old Testament », in The Origin of the Bible, sous dir. Philip Wesley COMFORT, Wheaton, Tyndale House, 1992, p. 62, écrit : « Dans les manuscrits de la LXX, les Prophètes et les Écrits ont été ré-ordonnés par des mains chrétiennes
d'une façon non-juive, et le mélange des apocryphes n'est pas un phénomène juif, mais chrétien ».
9.
HENGEL, op. cit., p. 57, reconnaît : « Mais même ici, les données exhibent des différences tellement significatives
qu'on ne peut pas parler encore d'un canon vraiment fixé à cette période ».
10.
The Old Testament in Early Christianity, Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament I/54, Tubingue,
Mohr [Siebeck], 1991, p. 34s., comme cité par HENGEL, op. cit., p. 57 n.2.
En attendant d'examiner un peu plus loin les éléments théologiques du plaidoyer, il convient d'apporter au compte-rendu des faits historiques des nuances et des compléments.
Le tableau rutilant de l'accueil des Apocryphes par l'ancienne Église, comme si leur canonisation avait été unanime, est-il tout à fait exact ? Les témoignages suggèrent plus de diversité. Sans aucun doute, on se servait des Jérôme ? Rufin, évêque plus « centriste », adversaire et critique de Jérôme, n'a nommé les livres en cause qu'« ecclésiastiques » et non « canoniques ». Plus tard encore, parmi ceux qui ont cherché à faire barrage au courant dominant, on peut citer Grégoire le Grand (le Pape !) et Jean Damascène20, et au IXe siècle, le Patriarche de Constantinople, Nicéphoros 21.
11.
Peter W. FLINT, « Noncanonical Writings in the Dead Sea Scrolls : Apocrypha, Other Previously Known Writings,
Pseudepigrapha » in The Bible at Qumran. Text, Shape, and Interpretation, sous dir. Peter W. FLINT, Studies in the
Dead Sea Scrolls and Related Literature, Grand Rapids, Eerdmans, 2001, p. 87.
12.
Hans-Peter Rüger, cependant, dans son article « Apokryphen des Alten Testament », Theologische Realenzyklopädie,
sous dir. Gerhard KRAUSE & Gerhard MÜLLER, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1978, vol. III, p. 291, dépasse
de loin les données qu'il présente quand il suggère que telle était la procédure ordinaire : ses citations viennent, pour la
plupart, de passages qu'on pouvait considérer comme des appendices aux livres canoniques (par exemple à Daniel), et
non de livres distincts parmi les Apocryphes.
13.
« The Canon of the Old Testament », p. 62.
14.
HENGEL, op. cit., p. 60.
15. Eric JUNOD, in Le Canon de l’Ancien Testament, sa formation et son histoire, sous dir. J.-D. KAESTLI & O. WERMELINGER, Genève, Labor et Fides, 1984, p. 118s., avec (apparemment), l'approbation de HENGEL, op. cit., p. 68.
16.
HENGEL, op. cit., p. 69.
17.
Ibid., p. 65.
18.
JUNOD, op. cit., p. 111s., 136.
19. HENGEL, op. cit., p. 47s.
Dans l'Église orthodoxe orientale, aucune position monolithique n'a prévalu. En dehors de l'éphémère tentative de Réformation au XVIIE siècle, avec le Patriarche Cyril Lukaris22, les Apocryphes ont généralement été reçus en Grèce et alentour. L'Église russe, cependant, a choisi l'option contraire au XIXE siècle, en particulier par la voix du Patriarche de Moscou en 1836 et 1839 (Platon), et ceci « s'est infiltré dans l'Église grecque »23; un Rapport de la Commission Inter-orthodoxe en 1973 endosse pratiquement la position de Luther : « On doit distinguer ces livres des livres canoniques et inspirés quant à l'autorité de leur inspiration divine »24; le commentaire de Hengel peut être taxé d'exagération : « Ainsi a été cassée la décision du Synode de Jérusalem [1672] » 25, mais il suffit à démontrer à quelle distance on se trouve de l'unanimité, même dans la seule chrétienté de type catholique.
Le stade auquel était parvenu le processus canonique au sein du judaïsme, à l'époque du Nouveau Testament, fait toujours l'objet de controverses érudites. De nombreux spécialistes, Martin Hengel compris, croient que rien n'a été réglé avant le deuxième, voire le troisième, siècle après J.-C. À leur avis, la canonicité est restée fluide, éludant la prise. Les ouvrages, qui n'ont pas été rares au cours de cette période, qui montrent la démangeaison de « réécrire » la Bible, de la gonfler d'ajouts imaginatifs, tendraient pour eux à prouver que les Juifs pieux n'avaient pas conscience de limites canoniques nettement établies. D'autre part, des spécialistes prestigieux de la littérature juive et de la LXX adoptent la position contraire. Ils concluent fermement que, pour tout l'essentiel, le canon hébraïque tel que nous le connaissons – sans les Apocryphes – avait été reconnu avant le Christ. Ainsi Roger T. Beckwith dans son magnum opus26
20.
TURRO, New Cath. Enc., II, p. 390b.
21.
HENGEL, op. cit., p. 65.
22.
Zacharie Gerganos, qui avait fait des études à Wittenberg, a introduit en Grèce la thèse « protestante » en 1627,
d'après TURRO, II, p. 390b.
23.
TURRO, II, p. 391a ; Louis GAUSSEN, Le Canon des Saintes Écritures au double point de vue de la science et de la foi,
Lausanne, Georges Bridel, 1860, vol. II, p. 90-92.
24.
Cité par HENGEL, op. cit., p. 125.
25.
Ibid.
et, plus récemment, Robert Hanhart, que Hengel salue comme « le grand savant sur la LXX », et qui écrit : « Le judaïsme hellénistique avait un canon de l'Écriture Sainte relativement bien défini dès le second siècle avant J.-C., qui a donc précédé les témoignages néotestamentaires ; dans la définition de ce qu'il faut considérer comme "canonique" les fondations sont posées de la différenciation ultérieure entre "canonique" et "apocryphe" »27.
Il est plus sage, pour soutenir cette dernière position, de ne pas s'appuyer sur le fragment 4Q (4Q MMT), qui offrirait, a-t-on avancé, une preuve très ancienne du triple canon hébraïque (vers 150 av. J.-C.). En effet, elle dépend d'une reconstruction très précaire du texte (endommagé) 28; mais les commentaires d'Ulrich qui minimisent la portée du prologue de l'Ecclésiastique ne sont pas convaincants : on perçoit aisément leur caractère tendancieux29. Au contraire, l'interprétation de Hanhart épouse avec bonheur la formulation du Siracide30: en 132 avant J.-C., le triple canon émerge, et l'Ecclésiastique se place elle-même dans une autre catégorie. Hanhart trouve une confirmation dans le « Document de Damas » qumranien, CD 19.7-9, qui cite Zacharie 13.7 comme Écriture, « il est écrit » On peut ajouter 4Q 174 de portée semblable pour Daniel32. Et puis, bien sûr, arrivent les énoncés explicites de Josèphe, Contra Apionem I.3742, qui affirment le canon hébraïque, et comme l'héritage des temps anciens. On sait aussi que, peu après le Nouveau Testament, les livres « extérieurs » ont été l'objet d'un rejet vigoureux, Rabbi Aqiba privant de sa part dans le monde à venir qui en ferait la lecture 33.
26.
La compétence scientifique de Beckwith a reçu l'éloge de l'Abbé Jean Carmignac, rédacteur en chef de la revue,
« Recension de Roger T. Beckwith, The Old Testament Canon of the New Testament Church and Its Background in Early
Judaism », Revue de Qumran 12, 1986/3, p. 449-453.
27.
Dans son introduction au livre de HENGEL, op. cit., p. 2. Le choix divergent de Hengel lui-même implique la supposition
peu vraisemblable que l'Ecclésiaste, Esther, le Cantique des Cantiques, et les Chroniques n'ont été inclus dans
le canon qu'à la faveur d'une erreur historique, p. 91.
28.
La force dévastatrice de la critique d'Eugene Ulrich ne fait pas de doute, « The Non-Attestation of a Tripartite
Canon in 4Q MMT », Catholic Biblical Quarterly 65, 2003/2, p. 202-214.
29.
Ibid., p. 212s.
30.
Introduction à HENGEL, op. cit., p. 2.
31.
Ibid., p. 4.
32.
P. W. FLINT, « Non canonical Writings… », p. 116.
33.
Dans la Mishna, mSanh. 10.1 (Danby, dans sa version anglaise, traduit : « heretical books », mais explique dans sa
note: « outside the canon »).
La preuve de l'existence de canons rivaux au sein du judaïsme n'a pas encore été produite. Les experts de la question sadducéenne doutent plutôt de l'adoption par les sadducéens d'un canon différent : c'est en pratique seulement qu'ils se concentraient sur la Loi et négligeaient les Prophètes et les Écrits34. Les esséniens, quant à eux, ont-ils ajouté leurs propres livres pour composer un canon élargi ? La réponse est plutôt non aux yeux de Beckwith35. Le théologien systématique n'est pas obligé de prendre parti !
Josèphe rend aussi témoignage d'une conviction remarquable, que beaucoup de Juifs contemporains semblent avoir partagée : la cessation de la prophétie revêtue de la plus haute autorité, pleinement normative, depuis le temps d'Artaxerxès, c'est-à-dire après Malachie. Il écrit : « Depuis Artaxerxès jusqu'à notre propre époque, tout a été mis par écrit, mais la relation n'a pas été jugée digne de la même foi (pistéôs homoïas, du même crédit) que les textes antérieurs [canoniques, dont il vient de parler] parce qu'a manqué l'exacte succession des prophètes »36. Ce sentiment fait déjà surface dans le Premier livre des Maccabées (4.46 ; 9.17 ; 14.41), et s'exprime plus tard dans le judaïsme talmudique par l'aphorisme : depuis ce temps là, « l'Esprit Saint a déserté Israël »37. Cela n'excluait pas l'émission occasionnelle d'une prophétie de second rang : c'est à une inspiration soudaine que Josèphe lui-même, quand il a été contraint de se rendre aux Romains, a dû la vie – il a prétendu avoir reçu une prophétie pour le Général Vespasien, laquelle s'est bel et bien réalisée (Vespasien est devenu empereur). Mais de telles manifestations ne pouvaient pas abolir la conscience floue et diffuse qu'un changement historique était intervenu, qu'on peut interpréter rétrospectivement comme une « clôture canonique ».
D'où l'effervescence suscitée par l'apparition de Jean-Baptiste, qui se présentait dans le rôle d'un nouvel Elie ! Un nouvel âge de prophétie était en train de poindre !
34.
Ainsi James VANDERKAM, From Revelation to Canon : Studies in the Hebrew Bible and Second Temple Literature,
Leyde, Brill, 2000, comme cité par Eugene ULRICH, « The Bible in the Making : The Scriptures Found at Qumran »,
in The Bible at Qumran, sous dir. Peter W. FLINT, p. 55 n.6, et c'est ainsi également que comprennent Sundberg, et
Marcel Simon.
35.
« The Canon », p. 62 ; contra E. ULRICH, « The Bible in the Making », p. 56s. (57 n.17 : CD 10.8-10 cite Jubilés 23.11 comme faisant autorité, et le titre apparaît en CD 16.3-4), et James E. BOWLEY, « Moses in the Dead Sea
Scrolls : Living in the Shadow of God’s Anointed », p. 175 (Apocryphe de Moïse C, cité par 4Q 377 2 ii 5), in The
Bible at Qumran, op. cit.
36.
Contra Apionem I.41 : Apo dè Artaxerxou méchri tou kath'hèmas chronou gégraptaï mén hékasta, pistéôs d'ouch
homoïas èxiôtaï toïs pro autôn dia to mè génesthaï tèn tôn prophètôn akribè diadochèn.
37.
Par exemple : bSota 13.2, cf. RÜGER, op. cit., p. 290.
2. Déterminer le statut et l’usage . Quel est le bilan du survol des données historiques ? On ne trouve rien de net qui justifie l'attribution d'un statut canonique aux livres que Jérôme a dénommés « Apocryphes ». Jusqu'à la fin du premier siècle de notre ère, les autorités du judaïsme (à Jérusalem comme dans la diaspora) n'ont manifesté aucune disposition à les accepter comme part de l'Écriture ; dans les premiers siècles de l'Église ancienne, en dépit d'un usage fort répandu, on ne leur a pas reconnu clairement le rang canonique, sur le même pied qu'aux livres du canon hébraïque, et l'opposition à toute démarche dans ce sens s'est fait entendre sans équivoque, venant des plus instruits dans la communauté chrétienne. Un seul argument peut contrebalancer le recours aux faits établis : l'argument théologique sur la compétence de l'Église. S'il appartient à l'Église de définir le canon de sa Bible, la décision que l'Église a prise a force obligatoire : les Apocryphes sont devenus (deutéro)canoniques, Roma locuta, causa finita est.
L'argument, bien entendu, recèle d'abord une pétition de principe : il tient pour acquise la réponse à la question : Quelle institution ou quel groupe revendique à bon droit le titre d'Église ? Les Églises de la Réformation ne sont-elles pas aussi l'Église (avec les Églises « filles » qui en sont issues, baptistes, méthodistes, pentecôtistes) ? Pour ne rien dire des vues qui prévalent dans les Églises orthodoxes orientales... Même en dehors de cette considération, cependant, de sérieux problèmes théologiques grèvent la tentative de fonder le statut canonique sur l'autorité de l'Église. En profondeur, la foi chrétienne ne saurait s'accommoder de l'assujettissement de l'Écriture au pouvoir supérieur de l'Église : soit sous la forme d'une dégradation relativiste de la révélation, ravalée au rang d'un choix autonome d'une communauté se donnant sa propre identité (la Parole de vie qui crée et qui interpelle l'Église dégénère en discours que cette communauté se tient à elle-même) ; soit sous la forme plus respectable d'une interprétation du magistère telle que l'Église fait figure de canal premier et principal de la révélation et le corpus scripturaire de première expression, seulement, de la pensée de l'Église. À ce compte, on émousse le tranchant critique de l'Épée de l'Esprit (Ép 6.17). On domestique, jusqu'à le rendre inoffensif, le rugissement léonin de la prophétie (Am 3.8).
Quels que soient les problèmes que suscite encore la théologie catholique de l'office magistériel, il faut noter que l'exaltation de l'Église au-dessus de la Parole n'est pas doctrine officielle. Yves (cardinal) Congar soulignait la précédence et la prééminence de l'apostolat vis-à-vis de l'Église, selon que la fondation précède le bâtiment38. Même l'autorité du Pape doit se comprendre en termes de garde confiée, pour qu'il serve et préserve la Parole de Dieu. Touchant le canon biblique, la thèse signifie que les décisions officielles de l'Église valent comme la reconnaissance d'un fait établi par Dieu : elles solennisent la réception d'écrits que leur inspiration unique met à part. Reste que, dans ce cadre, on revendique et on maintient que l'Église a reconnu avec la compétence voulue les limites canoniques de l'Ancien Testament, et la causa est finita.
La conviction contraire des protestants n'a besoin que de quelques mots pour s'exposer : l'Église, étant le peuple de Dieu de la Nouvelle Alliance, n'était pas compétente pour les Écritures de l'Ancienne Alliance. L'Église (presque toutes les Églises) a reconnu de fait les livres de la Nouvelle Alliance – non par la décision d'un concile oecuménique mais par un large accord où l'on voit la main de la Providence. Mais définir le canon de l'Ancien Testament relevait des prérogatives et de la vocation des autorités d'Israël. Celles-ci ont en effet usé de leurs prérogatives et répondu à leur vocation : elles ont exclu les Apocryphes. Le principe en est clairement formulé en Romains 3.2 : C'est à elles que les oracles de Dieu avaient été confiés – et Paul a en vue, dans ce passage, les Juifs, avec leurs institutions, qui rejettent Jésus comme le Christ.
Il n'est pas nécessaire d'être dispensationnaliste pour distinguer entre les économies, l'Ancienne et la Nouvelle. La Nouvelle accomplit l'Ancienne, la Nouvelle était latente dans l'Ancienne et l'Ancienne est patente dans la Nouvelle (pour emprunter le jeu de mots d'Augustin), mais il ne faut quand même pas les confondre. Oblitérer cette distinction, telle est la faiblesse fatale, malgré ses bonnes intentions, du refus par M. Hengel d'admettre un canon de l'Ancien Testament qui soit clos (il suit Hartmut Gese)39: Il veut montrer que Jésus a accompli les Écritures, qu'il y a continuité entre l'Ancien et le Nouveau. Amen ! Mais il néglige la nouveauté du régime de l'accomplissement. Le silence intertestamentaire dans le déploiement de la révélation, « silence » que les Juifs eux-mêmes ont senti et confessé, pourvoit un signe providentiel de la différence entre l'Ancienne et la Nouvelle Économies. Il représente, pour ainsi dire, un signe de ponctuation gigantesque dans le déroulement du plan de Dieu. Le Seigneur « a retenu son Souffle »... Pour rehausser la nouveauté des temps messianiques et l'excellence, au-delà de toute mesure, de la Révélation-dans-le- Fils (Hé 1.2), Dieu n'a pas voulu que des livres canoniques s'écrivent dans les siècles de l'intervalle.
38.
Son article « Inspiration des Écritures canoniques et apostolicité de l’Église », Revue des Sciences Philosophiques et
Théologiques 45, 1961, p.32-42, critiquait les vues moins satisfaisantes de Karl Rahner.
39.
HENGEL, op. cit., p. 126.
Rien, dans le Nouveau Testament, n'indique une autre direction. Bien que les Apocryphes y soient connus et utilisés, ils n'y sont jamais cités comme Écriture. Jésus confirme l'autorité des scribes et des pharisiens alors qu'ils occupent la chaire de Moïse (Mt 23.2) ; définir quels écrits étaient Écriture Sainte constituait une part essentielle de leur mandat ; on peut conclure, sans risque de se tromper, que notre Seigneur a scellé de son approbation leur canon, que nous connaissons comme le canon « hébraïque »40.
Calvin, dans sa critique des Décrets du Concile de Trente, ajoute l'argument de l'infériorité manifeste des Apocryphes41. Il cite, dans le même passage, le commentaire final de l'auteur de 2 Maccabées, qui explique qu'il a mêlé de l'eau à son vin : ceci, aux yeux de Calvin, n'est pas « convenable à la Maiesté du sainct Esprit ». Hengel fait une observation analogue, à propos de 2 Maccabées 15.39 : « Il est aussi clair que cet auteur n'avait pas la moindre intention de publier son livre comme texte sacré »42.
Évaluer la qualité, par-dessus tout la qualité spirituelle, est toujours délicat. Qui osera se poser en arbitre ? Si j'avais à trancher entre le chapitre 2 de la Sagesse et Esther 9, je confesse mon hésitation, mon embarras… Mais, globalement, je ne peux réprimer le sentiment que Calvin a raison, oui raison. Les livres canoniques recèlent certaines difficultés que nous ne savons pas (encore) résoudre, mais nulle part dans la Bible hébraïque nous ne rencontrons une chronologie aussi chaotique et fantaisiste que celle du livre de Judith : comme l'écrit Philip Essley, Nous avons une Assyrie du septième siècle avant J.-C., gouvernée par un roi chaldéen (babylonien) du sixième siècle, qui envahit un pays de Juda restauré du cinquième siècle, avec une armée conduite par un général perse du quatrième siècle (Holopherne était le général perse de la campagne victorieuse contre l'Égypte au quatrième siècle, sous le règne d'Artaxerxès III). En vérité, il n'y a pas eu d'attaque importante contre Jérusalem alors que celle-ci se trouvait sous la domination perse, aux cinquième et quatrième siècles (une période de paix sans précédent pour ce pays de Canaan fatigué de tant de guerres) 43.
40.
Traditionnellement, on voit en Luc 24.44 le reflet du triple canon hébraïque (les « Psaumes » représentant toute la
troisième section dont ils sont le livre le plus important) ; le Prologue de l'Ecclésiastique (ainsi que l'explique Hanhart)
et le témoignage de Josèphe rendent cette lecture fort vraisemblable. Matthieu 23.35 est semblablement censé témoigner
de l'ordre des livres dans le canon hébraïque : le meurtre de Zacharie, raconté en 2 Chroniques 24.20-22, est dernier
dans l'ordre de ce canon, avec les Chroniques à la fin.
41.
« Les Actes du Concile de Trente, avec le remède contre le poison », in Recueil des Opuscules, c’est-à-dire, Petits
Traictez de M. Iean Calvin, Genève, Baptiste Pinereul, 1566, p. 916.
42.
HENGEL, op. cit., p. 94 n.50.
Tobit enseigne, tout à fait sérieusement, qu'il suffit, pour mettre en fuite un
démon, de brûler un foie de poisson – le démon ne peut pas supporter l'odeur
(6.16s. ; 8.2s.) ; et le démon qui avait tué tous les précédents maris de Sara au
cours de la nuit de noce a fait aussitôt le vol direct d'Ecbatane jusqu'en Haute-
Égypte (8.3). Sirach (Ecclésiastique), qui fait part de beaucoup de bon sens,
dûment sanctifié, au long de son livre, place presque à la fin une expression qui
n'est que trop banale de préjugés ethniques et racistes : « Il y a deux nations que
mon âme déteste et la troisième n'est pas une nation : ceux qui sont établis dans
la montagne de Séïr, les Philistins et le peuple fou qui habite à Sichem »
(50.25s., trad. TOB). L'auteur de la Sagesse, qui s'élève parfois jusqu'à des
sommets d'intelligence et d'éloquence, exalte sans mesure les pouvoirs
sacerdotaux : il attribue à Aaron (en Nombres 16.41ss) la prouesse d'avoir
soumis le Ministre du châtiment envoyé par Dieu : l'Agent du courroux divin a
été effrayé par ses vêtements et son diadème majestueux (18.22,25). Pour ne rien
dire de la prière pour les morts en 2 Maccabées 12.42,45… Peut-être commençons-
nous à comprendre comment John Lightfoot, le célèbre hébraïsant et
savant talmudique, a pu dénoncer, en 1643, « les misérables Apocryphes »44, et
les frères Haldane ont pu faire campagne avec ardeur et succès contre l'impression
des Apocryphes dans les Bibles produites par la Société Biblique Britannique& Étrangère (1825).
Nocifs, les Apocryphes ? Et, pourtant, le Nouveau Testament les connaît et les utilise ! Hartmut Gese affirme hardiment : « Pour prendre un seul exemple, on ne peut simplement pas comprendre Jean 1 sans Sir [Ecclésiastique] 24 »45. Franchement, il y va un peu trop fort, et il aurait pu choisir un encore meilleur exemple. Sagesse 7.22s. et 9.1, dans la ligne de Proverbes 8.22ss, éclairent davantage le statut du Logos (la sagesse personnifiée, par exemple, est dite monogénés, comme le Logos johannique) et son rôle dans la création, bien que cet éclairage fort profitable ne doive pas éclipser les contacts avec la philosophie grecque et, peut-être, l'influence des idées de Philon. Quant à Ecclésiastique 24, l'écho le plus distinct que je perçoive s'entend plus loin dans le quatrième évangile : la Sagesse personnifiée (en Sir 24) invite, « Venez à moi » (v. 19a), se compare au cep de vigne (v. 17), et promet : « Ceux qui me mangent auront encore faim, ceux qui me boivent auront encore soif » (v. 21, hoï esthiontés mé éti peïnasousin, kaï hoï pinontés mé éti dipsèsousin) : on ne peut pas en douter, Jésus avait remarqué et médité ces mots.
43.
Lettre publiée par la Bible Review 18, juin 2002/3, p. 6.
44.
D'après TURRO, p. 391a.
45.
Alttestamentliche Studien, Tubingue, 1991, p. 27, comme cité par HENGEL, op. cit., p. 110.
Sa déclaration en Jean 6.35 : « Celui qui vient à moi n'aura pas (négation emphatique ou mè), et celui qui croit en moi n'aura jamais soif » a tout l'air d'une réplique au livre sapientiel apocryphe. Le renversement formel qu'il opère ne vaut pas nécessairement contradiction du sens et de l'intention de l'Ecclésiastique (Jésus aurait-il usé d'une telle liberté, cependant, avec un passage canonique ?), mais notre Seigneur se sert de la réminiscence comme d'une toile de fond et d'un instrument de sa révélation de lui-même : il vient comme le Médiateur final, comme la Sagesse incarnée, pour faire advenir la plénitude du Projet divin, et de l'humaine destinée. On peut découvrir des dizaines de réminiscences comparables, avec divers degrés de certitude. Luther, par conséquent, a joint les Apocryphes à sa Bible, non comme faisant partie du canon, mais comme « lecture bonne et profitable », comme utiles plutôt que nocifs. Ignorer les Apocryphes appauvrit la connaissance et la compréhension de l'Écriture. Pourvu qu'ils n'usurpent pas le rôle normatif des livres canoniques, ils nous offrent un trésor d'information qu'on ne méprise qu'à son détriment.
On peut tracer deux lignes principales. D'abord, les Apocryphes nous fournissent des renseignements d'arrière-plan et de contexte, sur le judaïsme pré-chrétien, que nous n'obtiendrions d'aucune autre source. Sans eux, les séquences événementielles nous seraient souvent obscures sans les livres des Maccabées (desquels aussi Josèphe a tiré ce qu'il a écrit), nous n'y verrions goutte à la lecture de quelques chapitres de Daniel. Les contes édifiants et les ouvrages sapientiels font ressortir la centralité de la Loi aussi bien pour la religion personnelle des Juifs que pour leur culte public : avec quelle passion ils s'y attachaient, comment, aussi, la fierté qu'ils éprouvaient à la posséder pouvait engendrer le dédain pour les non-Juifs et un sentiment nationaliste exacerbé. Nous prenons une conscience plus exacte des forces, sociales, culturelles, spirituelles, que Jésus et ses apôtres ont dû affronter. Les Apocryphes, certes, n'ont pas le monopole, l'exclusivité, des témoignages sur cette période. Les découvertes de la mer Morte ont enrichi nos connaissances du judaïsme intertestamentaire (ou du Second Temple), en particulier de son aile ou frange apocalyptique. Mais les Apocryphes représentent une sélection sanctionnée par l'épreuve de la durée ; en moyenne, on a estimé leur qualité supérieure à celle des autres textes comparables. Il serait sot de s'en passer.
La seconde ligne peut susciter quelque controverse. Les Apocryphes, je suggère, font partie de la praeparatio evangelica, la préparation de l'Évangile, et, du coup, de la Heilsgeschichte, l'histoire du salut. Ils construisent un pont, bien que ce pont se révèle bien branlant parfois, entre la révélation de l'Ancien Testament et le Nouveau. On observe un large fossé entre le contenu des croyances d'Israël au temps d'Artaxerxès et ce qui est assumé (présupposé et repris) par le Nouveau Testament, un espace assez considérable entre les derniers écrits de l'ancien canon et cette part du judaïsme que la foi chrétienne a faite sienne. Les Apocryphes pourvoient la traverse, la médiation : non pas comme d'autres oracles de la révélation spéciale l'auraient fait – la prophétie canonique avait cessé pendant ce temps intercalaire (selon la ponctuation divine) – mais comme un développement providentiellement guidé et gardé, comme la floraison et la maturation des semences précédemment jetées en terre.
On peut donner comme exemple l'activité des démons et le rôle de Satan. Ces sujets restent enveloppés de mystère dans les textes de l'Ancien Testament, l'information explicite est rare et mince ; de toute évidence, les évangiles présupposent une démonologie beaucoup plus complète, bien que le mystère n'en soit pas supprimé ; ils approuvent ainsi le développement intertestamentaire, duquel un livre comme celui de Tobit nous livre un aperçu. Un autre exemple concerne la constitution de l'être humain. Divers indices, dans l'Ancien Testament, suggèrent une dualité, mais la polysémie des termes principaux de l'anthropologie ( !"!, #) empêche qu'elle apparaisse très clairement, alors que c'est un trait marqué dans le Nouveau Testament. Les Apocryphes, entre les deux, élaborent le discernement de la dualité de l'anthrôpos intérieur et extérieur. (Dualité, non pas dualisme – bien que la Sagesse, surtout, trahisse l'influence d'un dualisme platonicien.) En clarifiant et en étendant les enseignements révélés, les Apocryphes préparent les affirmations néo-testamentaires de l'après-vie, des récompenses dans l'au-delà, de l'état intermédiaire comme béatitude consciente, entre la mort physique et la résurrection.
Peut-être le plus substantiel des profits de ce rôle intermédiaire concerne-t-il la christologie. Comme on l'a déjà vu, le prologue de l'évangile selon Jean ne doit pas peu à la Sagesse ; les autres grands passages christologiques, en particulier Colossiens 1.15-20 et Hébreux 1.3, se servent aussi de la littérature apocryphe : la façon dont elle décrit la Sagesse divine, avec des traits de plus en plus personnels et le rôle médiatorial suprême dans la création et la révélation, le Nouveau Testament se l'est appropriée pour « expliquer » la filiation du Fils. De nouveau, il ne s'agissait pas, dans les Apocryphes, de révélation nouvelle, mais de l'amplification, de la floraison et maturation de Proverbes 8.22ss – on ne peut y manquer la préparation providentielle de l'Évangile.
3. Adjoindre quelques réflexions théologiques La vocation de la théologie systématique est de penser un peu plus loin (ou d'essayer, en tout cas). Une fois les faits repérés et leur portée précisée, elle adopte une attitude plus « méditative ». Sur ce registre, pour conclure et sans affinement technique, j'esquisse quelques propositions de pensée.
Une première réflexion nous invite à considérer les risques et les chances qui forment comme la traîne des influences du présent. À notre époque « oecuménique », les pressions au service du conformisme peuvent nous tenter jusqu'à l'abandon de nos vieux ancrages et l'oubli de l'hebraica veritas. Ou, simplement, les bonnes manières et le désir honorable et recommandable de ne pas déplaire aux autres peuvent nous pousser à parler des livres « deutérocanoniques » sans jamais rappeler les faits « têtus » du dossier historique. J'espère que nous parviendrons à rester courtois et fraternels, aimants, certes, tout en résistant. La plus populaire une idée alentour, les plus vigilants nous devrions être – si notre allégeance est d'abord à la Vérité, avant l'acceptation et le succès.
Ce n'est pas un appel à nous fermer l'esprit ! Notre but suprême ne saurait être d'éviter le danger : la vie est danger ! Cette vie, du moins... Les changements nous ouvrent des occasions nouvelles. Notre situation présente nous permet de discerner que nos pères protestants ont peut-être surréagi contre l'usage des Apocryphes par les catholiques. Nous redécouvrons combien ils peuvent nous être utiles. La vigilance ouverte jointe à l'ouverture vigilante dessine pour nous un modèle assez général.
La valeur positive des Apocryphes réside en premier lieu dans leur information contextuelle pour la lecture du Nouveau Testament. Cette remarque déclenche une seconde réflexion sur les liens étroits entre parole et contexte (un vrai cordon ombilical !). La détermination contextuelle vaut de toute énonciation, bien que certaines propositions générales, les dictons et proverbes par exemple, n'ont besoin que d'un contexte quasi universel. Aucune parole ne peut résonner dans le vide pur. Un énoncé, un acte de parole, est usage du langage, du langage comme il est disponible en contexte. La Parole de Dieu use du langage humain. Elle résonne dans le monde de la création, et de la providence. Le Nouveau Testament, Parole, se saisit – la Parole divine se saisit – des ressources apportées, entre autres, par les Apocryphes. Je rechigne à parler ici d'« incarnation » de peur que l'événement unique et concret de l'Incarnation se transmute en principe abstrait ; pourtant, on ne peut rester aveugle devant l'analogie partielle entre l'enracinement de la parole dans un contexte et la venue de la Parole-Personne dans la chair.
L'équilibre est difficile, mais indispensable. Rêver d'une Parole pure, libérée des chaînes du langage, et donc du contexte, détruit l'essence de l'acte de langage et se détourne des voies de la sagesse divine dans l'Écriture, mais il est également ruineux de confondre la parole avec le langage, l'acte de parole avec le contexte. La parole, qui vise la vérité, précède et transcende le langage. Sur la scène contemporaine, les exemples ne manquent pas de prétentions émises au nom du contexte qui oppriment le sens des paroles ; on loue le langage comme tel comme s'il était en lui-même révélation ; la Parole n'a plus le droit d'être autre chose que l'écho du bavardage environnant. Le sophisme contextuel (contextual fallacy) domestique systématiquement la nouveauté du message néo- testamentaire là où il dit autre chose que le monde qui l'entourait. Les Apocryphes deviennent nocifs si la liberté de leur usage par la Parole divine n'est plus reconnue.
Finalement, le rôle médiateur des Apocryphes, jetant un pont sur le fossé qui sépare l'Ancien et le Nouveau, soulève la question du temps et de la vérité : du temps comme gouverné par la divine Providence, de la vérité connue par la révélation spéciale. La fermeté à toujours et la validité immuable appartiennent aux connotations du « vrai », en particulier de la vérité de la Parole de Dieu, à travers toute l'Écriture (par exemple Psaume 119.160). Mais cette vérité sur la vérité ne tombe pas dans le dualisme, dans l'antithèse dualiste étrangère à la Bible entre le temps et l'éternité (alors conçue comme l'opposé du temps).
Sous la souveraineté du Dieu Un et Trine, la vérité a aussi une histoire 46. 2 Pierre 1.12 parle, littéralement, de la « vérité présente » (en tè parousè alètheïa).
46. Nous souscrivons à la formule de Pierre GISEL, « Apocryphes et Canon : leurs rapports et leur statut respectif. Un questionnement théologique », Apocrypha 7, 1996, p. 230 : « La vérité proposée par le christianisme est irréductiblement et intrinsèquement historique : elle renvoie à une origine autre ou différente (en "amont"), et elle est en appel de reprises autres ou différentes (en "aval") », alors qu'il traite des apocryphes du Nouveau Testament. Sa thèse principale, cependant, qui privilégie comme toujours la différence et l'institutionnel (p. 231, le christianisme n'est pas fondé par Jésus) n'est guère parente de notre suggestion.
De même que les compassions de Dieu sont nouvelles chaque matin, sa vérité,
comme la communication vivante de sa volonté, de sa pensée, de son amour, a
la puissance de renouveler le visage qu'elle nous montre. Elle déploie progressivement
ses richesses par les diverses étapes du plan de Dieu (ses kaïroï), et se
prête à des appréhensions originales par les générations successives.
Ce déploiement ne se réduit pas aux événements centraux de la révélation spéciale, de la Parole de Dieu pure et infaillible. Elle embrasse le travail plus caché de la Providence, qui accomplit les desseins divins par les mains d'hommes faillibles – comme le furent les auteurs des Apocryphes. L'horizon tout-englobant de l'histoire de la vérité repousse l'autre dualisme, celui de la culture et de l'histoire générales d'un côté et de la révélation spéciale, reçue par la foi, de l'autre. Dans leur conjonction, la fondation est posée de la sûre espérance de l'ultime unité. Le service que les Apocryphes faillibles, si typiques de la culture environnante, rendent à la Parole canonique de Dieu attestent ainsi la promesse de la convergence finale, de la récapitulation de l'histoire entière quand la Gloire de la vérité divine remplira la terre comme les eaux remplissent la mer.
Henri BLOCHER